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Frivoli
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Frivoli
2 novembre 2009

Le canapé rouge

Sur un chemin de terre, un homme roulait une cigarette, debout, près d'un side-car vert, sacarabée géant, compagnon de solitude. Etrange image que celle de ce type d'ici qui semblait venir d'ailleurs, au visage buriné, à la main tremblante, qui s'arrêtait sur un allée caillouteuse à cinq cents mètres à peine de chez lui. Il laissa glisser un regard tendrement désabusé sur les bois de son enfance, ceux des premières aventures avec ses frères aînés, des premières batailles en tenue de camouflage. Ils bardaient alors leurs corps de branches feuillues et de plaques de mousse arrachées aux chênes sans âge avant de se lancer, ivres de rage et de bonheur insouciant, dans une offensive fratricide. C'était les premières violentes montées d'adrénaline au combat.  La guerre avant la guerre... Mon Dieu... L'enfance ne serait donc qu'une cynique répétition générale avant nos combats dérisoires et mortels d'adultes ?

Il avait fini de rouler sa cigarette, et il tira une première bouffée de mauvais tabac en inspirant cet air nouveau, un mélange de bois humide et de terre fraîche oublié dans le parfum âcre de la poudre et les cris déchirants des blessés. Ici rien n'avait changé, rien ne changerait jamais. Le monde pouvait sombrer dans le chaos sans jamais affecter ce coin de terre oublié des vivants.

Il s'accouda nonchalamment au guidon du side-car. Les souvenirs maintenant affluaient, vieux de vingt ans déjà. Il revoyait la maison familiale, envahie par la vigne vierge. En ce jour d'automne froid et brumeux, la façade centenaire devait être totalement recouverte de cette tapisserie d'un rouge profond. Les volets chancelants se dissimulaient probablement derrière ce voile de lassitude. L'été, la porte d'entrée restait ouverte, et on voyait en s'approchant le canapé rouge usé du salon où sa mère passait de longues heures à lire. C'est là qu'un jour de printemps mémorable, elle l'accueillit comme à l'ordinaire, le sourire un peu las, lorsqu'il vint lui annoncer sa décision de partir à la guerre, comme ses quatre frères avant lui. Il revoyait son visage consterné, ses larmes compulsives, son silence pesant, longtemps, avant de sombrer dans une prostration durable. Ses raisons d'enfant à lui, ses scrupules idiots, son enthousiasme inconscient, rien ne la convaincrait jamais de tant de morts inutiles. Il appartient aux hommes de mourir dans l'absurde, aux femmes d'enfanter dans la douleur.

Il jeta le mégot, enfourcha sa bécane et démarra. Son coeur battait plus vite désormais. Mieux valait en finir au plus tôt. Il aborda le dernier virage dans un état second, presque sans un regard autour de lui, puis la vaste demeure lui apparut, comme une évidence. Elle semblait avoir à peine vieilli, abandonnée qu'elle était depuis des années pourtant, vidée de ses entrailles humaines.

Il gara le side-car, et comme dans un rêve éveillé, fit quelques pas et se vit fouiller dans la poche de son pantalon pour en extraire maladroitement une grosse clef rouillée qu'il fourra aussitôt dans la serrure de la porte désormais fermée. Le coeur battant, le coeur lourd, après des années d'errance et de deuils inutiles, il s'attendait presque à voir sa mère assise, radieuse et émue devant ce retour inattendu. Le porte s'ouvrit enfin dans un crissement aigu, et il découvrit le salon tel qu'il l'avait laissé, dans l'ombre et la poussière, le canapé rouge face à lui, vide désormais comme une accusation terrible.

canapé rouge

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Commentaires
E
poignant...
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