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Frivoli
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Frivoli
10 octobre 2006

Chambre 426 (ou la véritable génèse de la Joconde)

Tout a été écrit sur Mona Lisa, sur Léonard de Vinci. Dernièrement encore, quelques érudits se piquaient de deviner une grossesse sous la toile de ses vêtements, et l’on ne compte plus les imbéciles qui sont tombés à la renverse en palpitant d’émotion à l’écoute de la voix de la Joconde, reconstituée à partir d’une analyse pseudo-scientifique de la toile. J’en ai beaucoup ri, mais l’acharnement que l’on déployait à vouloir à tout prix savoir… Cela m’a mise en colère quelquefois, et je finissais par me demander pourquoi tant d’inconnus se passionnaient pour ce tableau que mes parents m’avaient très tôt montré au cours de l'une de nos nombreuses visites de musées.
Mais tout a été dit. Sur la vie de La Donna Lisa, sur le génie du peintre, sur le sourire de l’Une, sur la patience de l’Autre. Tout. Des conjectures les plus vraisemblables aux hypothèses les plus saugrenues. Et tout a été dit parce que l’on n’a jamais rien su…
J’aurais pu continuer à me taire, bien sûr. J’ai été tentée de le faire. Après tout, à quoi bon ? C’était il y a des siècles, et cela n’a plus grande importance maintenant.
Mais je suis vieille aujourd’hui, et je n’ai pas eu d’enfants. C’est une blessure intime, elle est cicatrisée depuis longtemps, et j’ai dû me faire à l’idée qu’après moi, le silence… Je vais mourir bientôt, parce que je suis sans âge, parce qu’on n’est pas éternel. Parce qu’il y a une obligation péremptoire à mourir. Et brusquement il m’est venu à l’esprit que cette vieille histoire que j’ai alternativement traitée avec mépris, avec indifférence, m’avait accompagnée tout au long de ma vie. Des nuits et des nuits, allongée, immobile, sur mon lit d’hôpital, je me suis demandé si je devais, je me suis demandé si je pouvais. J’ai beaucoup réfléchi. Je n’ai plus de famille, les miens sont morts, et mes amis les ont suivis. Je juge aujourd’hui que cette histoire doit me survivre. A tout prix.
Ce texte péniblement manuscrit a valeur de confession ultime, de legs universel ; il n’a aucune valeur juridique et j’ai parfaitement conscience que je n’ai plus physiquement les moyens de le défendre ou de le protéger. Advienne donc que pourra. En outre, il m’arrivera probablement d’interrompre ce récit laborieux en raison des douleurs qui accompagnent les mouvements de mes doigts, et de l’épuisante attention que je porte à mon écriture et à la cohérence de mon propos. D’ailleurs, je suis si fatiguée…
Peut-être, au demeurant, ne pourrai-je jamais terminer cette entreprise absurde, entamée un peu tard au crépuscule de ma vie.
Je me souviens de tout mais le temps presse et je dois être brève ; je crois que lorsqu’on vieillit, l’enfance nous rejoint afin d’achever dans l’harmonie la boucle de nos vies. Certains souvenirs s’estompent, d’autres s’enjolivent à l’excès, quelques traumatismes tombent dans l’oubli inconscient. Mais cette histoire m’est restée, contée dans la petite enfance, entretenue à l’âge mûr, régulièrement enrichie des anecdotes de ma grand-tante ou de ma mère. Bien sûr, comme tous les enfants aimés, choyés, je m’endormais bercée par la douce voix de ma mère qui me racontait des histoires. Je ne savais pas encore - le secret me fut légué plus tard - mais je sentais déjà, dans le regard bleu marine de ma mère, que cette histoire-là n’était pas comme les autres.

1503. Florence, Italie.

Lisa était une femme d’apparence anodine, et ce que je sais des canons de beauté de l’époque me donne à penser que si elle n’était pas un foudre de beauté, elle ne manquait pas toutefois d’un certain charme. Elle était jeune et déjà mère lorsqu’elle rencontra Léonard. Au demeurant elle ne le rencontra pas tout d’abord, puisqu’il la remarqua un jour pluvieux d’automne sur une place insignifiante qu’elle traversait avec insouciance. Elle portait déjà sur elle ce sourire paisible. Pour être exacte, il ne la vit pas dans un premier temps, il l’entendit interpeller une connaissance et dans le dialogue qui s'ensuivit le son cristallin de la voix légère de cette femme-enfant le fit se retourner. Cristalline, haute et sensuelle, claire et comme inaltérable.
« Je veux peindre cette voix » songea-t-il aussitôt en posant son regard sur la jeune femme.
Il partit chez lui, porté par cette voix étonnante et voluptueuse. Son sens de l’observation, particulièrement aigu, s’était développé au long de son enfance passée à jouer dans la campagne de son grand-père paternel. Le désir de percer les secrets de la nature n’était que le prolongement magique de ces interminables heures de bonheur.
Percer le mystère de cette voix… Il apprend qu'elle se prénomme Lisa, qu'elle est mariée, mère déjà de trois enfants. Léonard a alors cinquante ans, il est célèbre dans tout l'Occident et ne craint personne. Comme beaucoup d’artistes de son époque, il vit au gré de ses mécènes et poursuit ses expérimentations et ses recherches en proposant ses services à tout seigneur qui veut bien l’entretenir. Il est alors protégé par César Borgia, duc de Rome.
Jouant de sa notoriété, il la fait contacter et venir dans son atelier. Elle, intimidée, un peu impressionnée par l’homme, par la renommée qui le précède, par l’aura qui l’entoure. Par sa simplicité affectée, croit-elle.
Bien sûr, elle parlera, et tout aussi certainement, il se laissera bercer par sa voix. Elle acceptera de se laisser peindre, sans bien comprendre l’enthousiasme qui le transporte. Sa voix ? C’est un vieux fou… Elle est secrètement fière que cette homme-là s’intéresse à elle.
La suite tombe sous le sens. Quand il ne recherche pas un emplacement pour le « David » de Michel-Ange, lorsqu’il ne s’affaire pas à la réalisation de la fresque de la bataille d’Anghiari pour le Palazzo Vecchio, dès qu’il peut s’éloigner de ses travaux d’ingénieur, Léonard revient à Lisa comme on accourt à l’appel de l’amour. Lisa se laisse aimer et bientôt, Lisa aime. La toile avance peu à peu, laborieusement. Ces amants inattendus et passionnés se voient aussi souvent que possible, à l’abri de l’atelier du peintre, loin des regards. Des mois et des mois… Plusieurs couches de peinture successives doivent donner au paysage qui sert de fond cette impression de flou vaporeux qui mettrait en évidence le visage de la jeune maîtresse au premier plan... Cela prend du temps... Des mois et des mois… Et néanmoins quand l'homme cède le pas au peintre, Léonard ne parvient pas à comprendre d’où lui vient le sentiment d’échec qui l’envahit chaque fois que son dessein premier lui revient à l’esprit : peindre cette voix…
En réalisant un des tableaux les plus célèbres de l’histoire de la peinture du 16ème siècle, Léonard signait sa plus amère déception. Malgré toute la passion qu’il mit dans cette toile, la voix de Lisa se perdit… « On ne peint pas l’amour, Léonard, on le vit ! » Et il le vécut comme un homme peut le vivre quand le temps lui est compté. Puis elle partit. J'ignore pourquoi. Peut-être pour préserver sa réputation. Peut-être pour cesser de souffrir d'aimer trop. Léonard ne s'en remettra jamais tout à fait, et la Joconde ne le quittera jamais de son vivant.
De ces amours illégitimes naquit un garçon qui passa pour le fils de son mari. Léonard lui-même ne l’apprit qu’au bout de quelques années et ne s’intéressa que de loin à cet enfant rêveur et fantasque. Lisa garda le secret de sa naissance aussi longtemps qu’elle put, puis, le trouvant trop lourd à porter au cours de trop d’années, elle confia à son fils sa paternité illustre. Léonard était mort depuis longtemps. Elle lui fit jurer d’en garder à tout jamais le secret, et de ne le partager qu’avec sa descendance.
Il est des secrets de famille qui traversent les siècles. Celui-là n’est pas différent de bien d’autres, si ce n’est qu’il touche l’un des hommes les plus brillants que la Terre ait portée. Et que sa longévité est étonnante. Je me suis d’ailleurs souvent demandé pourquoi, avant moi, tous s’étaient tus. Chacune des générations a gardé le secret. Je n’ai, au cours de toutes ces années, trouvé qu’une seule explication : par respect pour un amour impossible, par fidélité à un serment douloureux.
Il existe probablement, à l’heure où j’écris, disséminées dans le monde, quelques traces de cette descendance.
Je suis l’une d’elles, la dernière de ma lignée à ma connaissance. Mais je le répète, je n’en suis pas certaine.
J’ai l’impression ridicule de livrer au monde avec une intolérable impudeur, un des secrets les mieux gardés de l’Histoire. Je me sens libre maintenant, pourtant. Libre. Et tellement lasse !

« Cathy ! La 426, va vite voir, je crois que la centenaire de l’étage a clamsé !
- Pierre ! Arrête ! Tu es sordide, elle est adorable. » L’interne de service cette nuit-là se précipita vers la 426.   
  Le cynisme de Pierre, à moins que ce ne fût une autre façon de se protéger de la mort, était intolérable ; mais cette fois, Thérèse, 103 ans fêtés joyeusement le mois précédent, venait bien de s’éteindre au terme d’une longue maladie incurable : la vieillesse.
  Les formalités furent rapides. Pas d’amis. Plus de famille. Cathy eut un pincement au cœur, mais ce métier était aussi fait de cela. On devait se séparer des patients en fin de vie. Thérèse et son regard mystérieux, Thérèse et ses secrets. On décroisa les mains étonnamment jeunes qui reposaient sur son ventre. De longs cheveux qui avaient dû être bruns encadraient un visage de madone qui exprimait à la fois la sérénité et le pardon.
  Des gestes professionnels. La morgue. Un acte de décès.

Et une fille de salle nettoya la chambre qui allait accueillir un nouveau patient en fin de matinée, changea les draps et jeta machinalement une feuille de papier noirci qui avait glissé sous le lit…

bouillon numéro 9

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Commentaires
H
.....
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M
Que d'érudition et de talents !<br /> J'aime bien la chute aussi.<br /> Finalement avec tous les textes de ce bouillon, on connait tout de Mona chez Frivoli.<br /> Enn': Tu aurais dû profiter de ta visite pour piquer le tableau qu'on aurait accroché dans l'entrée du loftblogue. Il nous appartient maintenant, non ?<br /> C'est vrai qu'on aurait accusé de ce vol le premier Guillaume venu !
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M
Je suis sans voix.
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E
Je viens de vérifier...Donc l'info que j'avais lue ailleurs était fausse. J'ai modifié sur mon texte ! Ma foi ce bouillon est fort instructif, n'est-il pas ?
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D
Bravo Roxane, tu m'a bluffé sur ce coup là.<br /> Un plaisir à lire, et très émouvant.<br /> Superbe plutot que joli.
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