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Frivoli
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Frivoli
17 septembre 2006

21 septembre 2001

Ce triste jour, tragique pour beaucoup à Toulouse et au-delà, eut lieu dans ma vie le 25 novembre de l'année suivante.

"Mohammedia (arabe: المحمدية) est une ville du Maroc située entre Rabat et Casablanca. Elle abrite la principale raffinerie du Maroc." (Wikipédia)

  Je conduisais beaucoup plus vite que de coutume, et pas assez encore à mon goût. Il était tard. Il faisait nuit. Minuit, peut-être ? Il fallait atteindre Casablanca le plus rapidement possible. Il y avait longtemps que l'autoroute était fluide ; les bouchons monstrueux des heures précédentes, avec leur interminable caravansérail de voitures remplies de quelques maigres affaires emportées à la va-vite, bourrées à craquer des membres de la famille, de quelques voisins au désespoir de s'échapper, en proie à une panique totale, déchaînée,  avec leurs conducteurs tous frappés de terreur, ivres de rage devant le piège qui menaçait de se refermer sur eux, ceux-là, à l'abri maintenant, soulagés enfin, avaient laissé place à un trafic tendu, nerveux, rapide, mais clairsemé. Fuir... Coûte que coûte... Mais vite... Mon ex-mari se tenait assis à ma droite, prostré, encore en état de choc. Néanmoins il parvenait maintenant à s'exprimer de façon cohérente et à me répondre lorsque je lui adressais la parole. Il était trempé jusqu'aux os, des épaules jusqu'aux pieds, d'une eau sale et boueuse, peut-être toxique. Surtout, ne pas ralentir. Surtout, ne pas se retrouver bloqués par une voiture en travers de la voie, sans lumières, accidentée, surtout ne pas perdre le contrôle. Mettre des kilomètres entre ma Tercel bleu et cet enfer d'hydrocarbures. Je voyais défiler mentalement les kilomètres. Les vingts premiers furent interminables...
  Nous savions que si la plus grosse des cuves explosait, tout serait entièrement dévasté sur un rayon de plus de 30 kilomètres...

  Le 25 novembre 2002, aux alentours de 17 heures, je rentrais tranquillement du lycée de Casablanca chez moi, Mohammédia, Maroc. Pour cela, je longeais la côte atlantique à ma gauche ; par endroits on entrevoyait l'océan. Ce jour-là il faisait bleu et or, soleil et mer. Je devais être heureuse de rentrer chez moi, comme d'habitude, et lorsque j'entrai dans ma ville,  je ne m'attendais certainement pas, en jetant négligemment un regard sur ma droite, en direction du pont qui surplombait l'oued El Maleh, à cette vision de cauchemar qui me glaça le sang en une fraction de seconde et me fit ralentir malgré moi... Le pont n'était plus visible.... Cet oued que j'avais souvent vu presque à sec, était gorgé de flots monstrueux et ininterrompus qui recouvraient le pont complètement. L'eau s'écoulait vers l'océan. Elle venait de loin et il y avait lieu de croire que ce serait bien pire ailleurs, dans le nord, notamment.  Les pluies diluviennes   qui s'abattaient sur le Maroc depuis plusieurs jours avaient transformé cet   oued paisible en un torrent boueux. Quelques coups de fil passés en arrivant à la maison. Rien de très alarmant. Après dix ans de sécheresse, la saison des pluies reprenait ses droits et s'imposait avec violence. Pour l'heure, la topographie de la côte pouvait absorber et correctement diriger les eaux vers l'océan. Pour l'heure... Mes enfants étaient chez leur père, dans la ville basse, à quelques centaines de mètres de l'oued. Je lui proposai de prendre les enfants, insistai, mais en vain. Il n'était pas inquiet.
  D'ailleurs, qui l'était ?
  Je vivais alors dans la ville haute et dès lors que je fus rentrée chez moi, malgré une certaine appréhension, je vaquai à mes occupations quotidiennes. Néanmoins, en début de soirée, les appels téléphoniques se multiplièrent qui signalaient que des quartiers de la ville basse commençaient à être inondés. L'oued était en crue, la situation n'était plus sous contrôle, mais l'eau ne pouvait monter indéfiniment, pensait-on. Je gardais le contact avec mon ex-mari, il pensait pouvoir rester au premier étage de sa villa située près de la mer, dans le quartier de l'école des enfants. Mais qui alors aurait pu imaginer ? Je suggérai plus fermement de prendre les enfants. Mais il était déjà trop tard. Les voitures ne pouvaient plus circuler. Le niveau de l'eau était déjà trop élevé. Il faudrait patiemment attendre que le pic soit atteint pour que le niveau redescende lentement.
  J'appris plus tard par les enfants que leur père avait commencé à s'affoler lorsqu'il avait vu sa voiture flotter dans la rue. Le niveau de l'eau ne cessait de monter, et à l'incrédulité du départ succédait désormais la peur diffuse d'une grande catastrophe. Les constructions misérables au bord de l'oued, construites sans structures solides, commençaient à céder, tous fuyaient. Une heure plus tard, vers 19 heures si je me souviens bien, la situation était officiellement critique et plus personne ne se voilait la face. Dans la ville basse, certains quartiers qui abritaient le centre névralgique de la ville, disparaissaient sous un peu moins de deux mètres d'une eau fangeuse et très probablement toxique en raison de la proximité de la plus grande raffinerie de pétrole du pays et d'autres centres industriels et chimiques des environs immédiats, pour ne rien dire des égoûts qui refluaient massivement.  Mon fils, alors âgé de six ans, ne savait pas nager. Cent cinquante mètres environ, pas davantage, séparait le père avec ses deux enfants de la terre ferme. Il n'était pas pensable de tenter l'aventure pourtant. Les courants puissants provoqués par les bouches d'égoût, si celles-ci, par malheur, n'étaient pas encore obstruées, les auraient tous balayés et noyés, adulte et enfants. Ils étaient piégés au premier étage d'une villa, la tête à la fenêtre, regardant l'eau monter inexorablement, se rapprocher d'eux avec une certitude désormais incontournable. De l'avant de la maison, ils pouvaient voir, quelques mètres plus loin, la terre ferme et les attroupements de gens qui s'affairaient, qui s'inquiétaient des leurs. Les zodiacs commençaient à circuler, récupérant au passage amis ou parents. Le jour tombait désormais. Les lumières de la ville ne tardèrent pas à sauter. Il était impossible aux enfants de s'échapper par le devant. Mais il était extrêment dangereux, quel que soit le moyen utilisé, de risquer de se frayer un improbable chemin à travers les courants à l'arrière de la maison. Elle donnait sur la partie de la ville la plus profondément inondée, vers l'océan. La raison suggérait donc de rester patiemment chez soi. D'ailleurs, il semblait que l'eau montât plus lentement désormais.
  Il faisait nuit. Nuit noire. Je continuais à joindre régulièrement mon ex-mari au téléphone, mais son portable était déchargé et nous serions bientôt dans l'impossibilité de communiquer...
  C'est à ce moment-là que le premier incendie se déclencha à la Samir, nom donné à la société d'exploitation de la raffinerie de pétrole. Pour moi comme pour tous, cela signifiait une grande probabilité d'explosion d'une ou de plusieurs cuves. Les sirènes tant redoutées retentirent aussitôt avec insistance dans toute la ville. Désormais, nous avions quelques minutes pour tenter de gagner Rabat, première ville sûre. A cinquante kilomètres. Avec un seul accès désormais puisque l'autre était bloqué par l'inondation. Un seul accès, une autoroute. Pour 30 000 habitants. La panique, la cohue, les images de détresse et d'incompréhension, je ne les raconterai pas, je ne les ai pas vues. On m'en a parlé. Pour moi, nulle fuite pour l'heure. Je ne serais pas partie sans mes enfants. J'ai senti les jambes se dérober sous moi, et à l'heure où j'en parle, ou j'écris ce texte, les souvenirs, les émotions affluent à nouveau, identiques.  J'appelai aussitôt leur père. Exigeai qu'ils organisent leur fuite, quel qu'en soit le moyen, c'était désormais d'une importance vitale. Car depuis quelques minutes à peine, la crue de l'oued El Maleh, qui avait alors atteint sont pic à 1m90 dans la ville basse, n'inquiétait plus grand monde. A quelques centaines de mètres un peu plus au nord sur la route de Casablanca, les immenses cuves vertes de la Samir, devant lesquelles j'étais passée en fin d'après-midi avec la même insouciance quotidienne, menaçaient de réduire en poussière la ville entière et jusqu'à Casablanca, à une quarantaine de kilomètres, que tous déconseillaient de rejoindre au profit de Rabat, plus éloignée.
  Le coeur en lambeaux, les jambes tremblantes, je me précipitai vers ma voiture dans un état second et l'esprit paradoxalement clair et déterminé. Il semblait que l'esprit prît le relais d'un corps tout près de flancher. Je roulai vers la ville basse, aussi près que je pus de la villa de mes enfants, pas même visible depuis mon stationnement. Je pris soin de me garer au sec, juste assez haut pour que la voiture soit logiquement à l'abri même si l'eau montait à nouveau un peu, pas trop loin au cas où, si nous sortions de ce bourbier vivants, nous puissions quitter la ville. Car à ce moment-là, en regardant autour de moi les voitures partir, les gens se contacter par téléphone pour organiser leur fuite, en voyant les rues se vider brusquement, je compris que ce soir, ce serait peut-être fini. Que ce soir, ce serait au Maroc, à 36 ans, dans un accident industriel majeur, avec deux gosses de 6 et 10 ans. Pulvérisés. Coup de fil de mon ex-mari depuis le portable d'un ami : le téléphone était déchargé. Nous ne pourrions plus entrer en contact. Ils allaient essayer de sortir par l'arrière, côté inondation.
  Des hommes. Des femmes. Nombreux. Parents ? Amis ? Je l'ignore. Des curieux qui ne pouvaient plus fuir, pour certains, parce qu'ils n'avaient pas de voiture, ou qu'ils n'y croyaient pas. Certains disaient que c'était inutile, qu'il valait mieux risquer de mourir sur le coup, au plus violent du cataclysme, plutôt que d'être handicapé à vie en tentant de s'échapper. Le noir, plus de lumière. Certains ont des torches. On m'en prête une. J'essaie de voir, d'évaluer, de comprendre. La rue qui donne sur le quartier sinistré est courte, quelques dizaines de mètres seulement. La première maison est habitée par mes enfants. Mais bon Dieu ! Pourquoi est-ce si loin et si près ? Pourquoi est-ce impossible ? L'Enfer m'est alors apparu. Ce matin, j'enseignais à des enfants de la classe bourgeoise du poumon industriel et financier du pays, et ce soir, nous allions traverser la nuit la plus longue de nos vies, sans savoir si le soleil se lèverait à nouveau. Un bateau pneumatique revenait du quartier inondé, chargé de quelques habitants, ceux-là seraient saufs, peut-être. D'autres bateaux, quelques zodiacs, circulaient dans les rues invisibles de la ville, transformées en canals, simplement délimités sur les côtés par les palmiers qui sont là-bas ce que sont nos platanes ici. Le bateau n'était plus très loin, et je ne comprenais pas encore pourquoi il n'était pas davantage chargé. Des centaines de personnes étaient évidemment bloquées, tous n'étaient pas motorisés dans ce quartier de classe moyenne ou n'avaient pas pu fuir quand il était encore temps.
  Il faisait nuit. Je comptais me frayer un chemin pour m'imposer sur la barque et repartir au prochain voyage, pour chercher mes enfants. Je ne savais où. Je ne savais comment. Les pompiers attendaient le bateau, s'affairaient, donnaient quelques consignes.
  C'est à cet instant précis qu'eut lieu la première explosion, violente, assourdissante, à l'instant où le bateau s'approchait de la terre ferme. Un souffle chaud, puissant, me balaya le visage, une suffocante odeur de soufre m'emplit les narines, mais c'est en levant lentement la tête, comme irrésistiblement attirée par une image terrifiante que l'on voudrait ne jamais voir, que je compris. Peu à peu. Car il semblait soudain que la nuit s'était épaissie. Oui, c'était cela. La nuit. Je regardai autour de moi. Beaucoup avaient instinctivement levé les yeux vers le ciel, eux aussi. Un immense nuage noir repoussait rapidement le voile bleu nuit des ténèbres, envahissait le ciel au-dessus de nous. Pour retomber bientôt... Le pétrole... L'odeur était prégnante, pénible. Probablement toxique. A ce moment-là, nul ne pouvait juger de la gravité ou de l'imminence d'une dernière et fatale explosion.
  Tandis que beaucoup, comme moi, quelques secondes pétrifiés, sur le bord, observaient le ciel, tous les autres, pompiers, voisins, badauds, parents et amis, tous foutaient le camp dans le plus grand désordre. Les pompiers furent les premiers, donnant le signal de départ des derniers indécis. Merde, le bateau... ! Je me vis alors m'enfoncer dans l'eau, chevilles puis mollets, en direction de la barque, et parler avec les bénévoles. Non, nous n'y retournons pas, il faut partir... Je dois récupérer mes enfants... Il n'y a plus rien à faire, c'est trop dangereux... Je vous en supplie, je ne peux pas partir sans eux... La Samir est en flammes, les cuves peuvent sauter d'un moment à l'autre... Je n'ai pas le choix... Silence... Regard... D'accord... Deux ou trois autres étaient avec moi, voulaient retrouver un parent, rejoindre une famille.
Pendant notre conversation, toute vie humaine avait déserté le quartier, laissant place désormais à la nuit noire d'hydrocarbures et au silence de l'attente.
  Nous partîmes lentement, deux hommes pagayaient, prenant soin de se repérer à travers les porches désormais invisibles des immeubles, les toits des commerces aux contenus entièrement noyés. Nous avions rapidement atteint la zone la plus inondée, et ce boulevard Yacoub El Mansour, que je prenais tous les jours pour amener mes enfants à l'école, m'apparut étranger. Je ne voyais plus rien, ne reconnaissais rien. L'épais nuage consécutif à l'explosion et à l'incendie (aux incendies ?) rendait la visibilité dérisoire, les torches éclairaient faiblement. J'entendais distinctement le clapotis de l'eau à chaque fois qu'une rame entrait dans cette eau nauséeuse. Désormais, nous étions seuls.
  Alors que nous longions les palmiers, je vis une tête émerger de l'eau, plaquée contre le tronc d'un palmier. L'homme ne réagit pas à notre passage. Les pompiers discutèrent. Le prendre ? Non... On ne peut pas prendre tout le monde, ni s'arrêter partout... Tu ne peux pas le laisser là !... Il faut se dépêcher !... Retourne, on doit le récupérer !... C'est un être sans vie apparente qui fut remonté dans le bateau, totalement tétanisé, muet de terreur. Pendant les quelques heures (Dieu que c'est long, quelques heures... !) que dura notre descente en Enfer, il ne prononça pas un mot, ne remua pas d'un centimètre. Il vivait pourtant, manifestement. Mais de cette vie d'où l'âme s'est échappée par une nuit improbable.
  Comme nous entrions précautionneusement dans le dédale des ruelles du quartier inondé, je commençai à lancer des appels désespérés en direction du vide, appelant mes enfants comme une chatte ses petits, toute pudeur évanouie, dans les entrailles d'une ville agonisante, toute entière engloutie par le silence de cette nuit d'une noirceur artificielle. Le bateau voguait au milieu de voitures flottantes, et nous prenions grand soin de les éloigner de la paroi du pneumatique... Une éraflure pouvait nous être fatale... Nous étions loin désormais de la ville sèche, et nous ne quitterions cet enfer qu'en bateau.
  Des cris aux fenêtres, des femmes qui supplient... Mais nous nous éloignons... Les bénévoles refusent de s'arrêter, promettent hypocritement de revenir plus tard, bien sûr... Mais ils savent... Ils savent qu'ils mourront peut-être ce soir, piégés dans ce magma sombre d'eau fangeuse sous leurs pieds, dans leurs appartements, emprisonnés sous ce voile opaque et étouffant de fumée, pendant que sous leurs yeux, quelques mètres plus bas, un bateau pneumatique à moitié vide poursuit sa route, entêté et sourd à leurs appels. Et maintenant je comprends... Pourquoi le bateau était vide tout à l'heure... Nous approchons d'un porche que l'un des occupants du bateau veut atteindre pour rejoindre sa famille. Alors c'est la cohue, les occupants de l'immeuble, s'approchent, de l'eau jusqu'aux épaules, et tentent de monter dans le bateau dans un mouvement désespéré. Cela devient très vite dangereux. Personne ne ressortirait vivant de cette expédition-là. D'autorité, le pompier les repousse sans ménagement et repart après avoir déposé un des occupants et pris une ou deux autres personnes après négociations. C'est affreux... Ignoble sélection de la vie... Nous nous éloignons, je ne vois toujours rien qui ressemble à mes enfants, il y a des attroupements aux porches des immeubles, mais il est dangereux de s'approcher, le bateau serait pris d'assaut, renversé. Le silence à nouveau. Repousser les voitures qui s'approchent trop près. Le silence toujours. Le clapotement de l'eau... Un autre zodiac nous croise... Une heure passe ainsi... Avant que je ne finisse par comprendre que nous sommes en fait complètement perdus et que les occupants du bateau ne retrouvent plus leur maison dans leur propre quartier ! On voit des toits, le haut des porches surélevés, les étages, les premières palmes des palmiers ne sont plus très loin de nos têtes... Je parle peu, essaie seulement de comprendre où on va si lentement... Retrouver une maison dans un dédale dont nous connaissions tous hier les moindres recoins...
  C'est ma fille qui me vit la première... Cette fois, je sais où je veux aller et je le fais savoir clairement ! Ils sont là, eux aussi sous un porche surélevé. Mes deux enfants sont perchés tous deux sur les épaules de leur père, au bord de l'épuisement physique et psychologique. Il s'approche ainsi harnaché tandis que nous gagnons l'immeuble où ils ont essayé de trouver refuge après avoir sauté du premier étage de la maison. L'eau a commencé à baisser déjà, mais il en a encore jusqu'aux épaules, les jambes des enfants baignant largement dans les eaux.
  Ils montent. Retrouvailles. Questions des enfants. Va-t-on mourir ? Désormais les occupants de la barque se disputent dangereusement. Tous veulent quitter cet Enfer et un dernier s'y oppose avec une violence qui nous fait redouter le pire. Car une seconde explosion vient de retentir et nous sommes toujours perdus, incapables de nous repérer et de sortir de ce bourbier.
  Notre errance durera encore une heure, peut-être davantage. J'ai le souvenir qui flanche, ce sont des images qu'il me reste de ce passage-là. Des odeurs. Des sensations. Les voitures à travers lesquelles il faut louvoyer, les cris désespérés aux fenêtres qui déchirent le silence de la nuit. Les questions des enfants. Le regard prostré de leur père. Ma peur absurde que je meure dans la prochaine explosion et que mes enfants me survivent, handicapés à vie. Cette terreur inattendue me poursuivra jusqu'à ce que nous sortions de la barque pour poser enfin le pied sur la terre ferme, guidés par les pompiers qui semblaient retrouver leurs repères à mesure que le niveau de l'eau baissait quelque peu. La noirceur du ciel. Les questions des enfants.
  Le clapotement de l'eau, comme une obsession indécente dans le silence.
  On va mourir, maman ?

  Je déposai mon ex-mari sur une aire de l'autoroute, un ami allait venir le chercher. Rapide coup de fil. Non, sa seconde épouse ne viendrait pas. Je me tus. Nous nous comprenions. Ce naufrage-là en annonçait d'autres dont aucune barque ne le sauverait...

  Ce n'est pas le chaos, ni les hurlements de désespoir. Ce n'est pas tant non plus la panique incontrôlable ni la fuite désespérée d'une foule en désordre. Non. L'image qui me poursuit depuis cette nuit-là, prégnante comme les rémugles pestilentiels d'une chair pourrissante, c'est celle du silence assourdissant de la nuit, de l'attente insoutenable d'une mort collective imminente...
  Et le clapotement régulier de l'eau.

 

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Commentaires
G
finalement le memorendum de Ennairam me donne accès à ce texte qui m'avait échappé.<br /> c'est étonnant que je n'aie pas du tout en tête cet évènement, même si je ne regarde que très peu la télé, il y a la radio. Et les association, et les proches... (j'étais à Casablanca le 25 Novembre O6 pour un mariage avec une nombreuse assistance de gens du cru) <br /> Sélection de la vie ?<br /> Mais ce qui me frappe aussi dans le récit détaillé où Roxane sait trouver les mots et où elle ne reconnait plus les lieux, c'est le télescopage du temps, on ne sait plus ce qui vient avant, après, ce qui s'allonge en durée et ce qui passe en un éclair.
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H
cette note vient après celle des CR si marrants...
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R
Je ne crois pas qu'il y ait du courage là-dedans. C'est de l'instinct. Ceux qui ont eu du courage sont partis, comme certains pompiers, sur le lieu de la raffinerie pour tenter d'éteindre l'incendie. Certains y ont perdu la vie. Je leur dois peut-être la mienne.
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T
J'espère que j'aurais eu autant de force et de courage que toi si j'avais eu à vivre une telle horreur.
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